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Dark échafauda précipitamment un plan tout en traversant le terminal et les boutiques du hall duty free. Une fois sorti, il sauterait dans un taxi qui le conduirait au garage où l’attendait son 4x4…
Non. Attends. Pas sa voiture. Elle était munie d’un GPS. Donc repérable. Il fallait en voler une. Une dont on ne remarquerait pas la disparition avant une dizaine d’heures.
C’est alors qu’il aperçut l’un des hommes de Wycoff qui rôdait près d’un kiosque juste à côté de la sortie. Impossible de le manquer. Dark se rappelait l’avoir vu sur la jetée de Santa Monica, tournant autour de lui comme une mouette autour d’un quignon de pain sur la plage. C’était celui qui avait les cheveux blancs et ras. Son copain aux deux doigts manquants ne devait pas être bien loin.
Cette fois, il n’était pas en costume. Ces types étaient censés être des caméléons. Celui-là avait opté pour la tenue de bureau décontractée – chemisette et pantalon à pinces en toile. L’incarnation de l’employé qui va chercher un collègue à l’aéroport avant d’aller prendre un verre et de grignoter un morceau.
Dark n’avait pas d’arme. Rien qui y ressemble, même de loin. Il avait laissé la sienne à New York, n’ayant pas eu le temps de la déclarer sous couvert de ses fonctions d’officier de police. Il ne pensait pas en avoir besoin à peine descendu de l’avion.
Il resta auprès des tapis roulants des livraisons de bagages, le temps de trouver une solution. Il vit l’agent au crâne ras se tourner vers lui.
Apparemment, lui aussi avait une excellente mémoire.
Sqweegel se pencha et releva du bout de l’index le menton de Sibby. Ils étaient arrivés. Elle s’assoupissait, malgré ses efforts pour rester éveillée.
— La deuxième méthode pour déclencher les contractions, c’est de boire de l’huile de ricin, dit-il en collant son visage au sien. Cela provoque des spasmes intestinaux. Bois.
Il tendit à Sibby un petit flacon.
— Non.
Sqweegel prit un couteau sur la table voisine et appliqua la pointe au coin de son œil, juste au bord du canal lacrymal. Elle étouffa un gémissement. Surtout, ne pas lui faire ce plaisir.
— Bois, répéta-t-il.
Elle sentait la pointe, comme si la lame s’était déjà enfoncée dans son œil. D’une main tremblante, elle prit le flacon.
— Maintenant, bois.
Elle dévissa le capuchon, porta le flacon à ses lèvres et but. Un filet d’huile coula sur son menton. Cela lui donna l’impression de boire du métal liquide.
Sqweegel poussa un soupir satisfait et éloigna le couteau. Elle sentit aussitôt qu’il lui avait fait une entaille et attendit de sentir le sang couler.
— Bois, sinon, je t’éventre pour sortir ton bébé.
Le sang coulait le long de sa joue jusqu’au coin de sa bouche. Bois son huile de ricin, pas ton sang. Sinon, cela va te donner des nausées et tu risques de blesser le bébé. Avale et oublie. Ferme les yeux et essaie de trouver le moyen de sortir de ce cauchemar.
Alors que l’agent aux cheveux ras venait vers lui, Dark baissa les yeux vers les plaques métalliques transportant les bagages jusqu’aux passagers. Du coin de l’œil, il vit l’agent sortir quelque chose de sa poche, d’un air dégagé, comme s’il prenait un paquet de chewing-gums.
Mais Dark connaissait la chanson. Du bout des doigts, le rasé allait faire sauter la gaine de l’aiguille pour utiliser sa seringue.
Le rasé n’avait pas envie de provoquer un drame. Il lui fallait simplement deux secondes pour piquer Dark, appuyer sur le piston et laisser agir le produit paralysant. Ensuite, il emmènerait son copain bourré jusqu’à la voiture pour le raccompagner chez lui – Oh, je vous assure qu’il évitera de boire avant longtemps…
Le rasé n’était plus qu’à quelques pas, la seringue discrètement coincée au creux de la main.
Dark s’empara du premier bagage à sa portée – un vanity-case en toile. Le rasé tendit le bras. Dark se retourna brusquement et leva vivement le sac. La seringue s’enfonça dans la toile. Puis Dark assena un coup de tête à l’agent.
L’huile de ricin pénétrait lentement dans les intestins de Sibby. La seule chose qui la retenait de vomir, c’étaient les coups de pied réguliers du bébé.
— Un plat épicé, dit Sqweegel au bout d’un moment. Tu vas adorer ce que je t’ai préparé.
Il la força à redescendre de la civière et à marcher jusqu’à une table recouverte d’une improbable nappe blanche bordée de dentelle. Était-ce ainsi que les monstres recevaient leurs victimes ? C’était bizarre. Sibby eut presque envie de rire. Mais elle se retint, car cela la ferait pleurer, et elle refusait de lui donner ce plaisir.
Le parfum du piment, de la sauce tomate et du fromage fondu sur les haricots graisseux lui donna aussitôt la nausée. Elle se retint.
Sqweegel avait déjà plongé une fourchette dans cette bouillie qui ressemblait vaguement à une enchilada et en soulevait une énorme portion.
— Goûte. Tu vas adorer, dit-il en présentant la fourchette à ses lèvres.
Sibby lui cracha au visage.
Il resta impassible et lui enfonça les pointes de la fourchette dans la lèvre. Elle sentit la brûlure des épices sur la blessure.
— Si tu préfères, j’ai un écarteur de mâchoires, dit Sqweegel. Mais cela rend la mastication difficile et, franchement, ça empêche de vraiment savourer le plat. Il faut que tu puisses sentir les épices sur la langue pour qu’ils fassent effet.
Elle prit la bouchée de bouillie et essaya de l’avaler rapidement, mais il lui avait pris le visage entre les mains et la força à mastiquer. Elle se demanda si elle aurait la force de lui arracher la fourchette et de la lui enfoncer dans l’orbite. Après, elle improviserait. Il était plus fort qu’elle, et plus rapide. Elle était sous tranquillisants, enceinte, et sortait d’une opération. Elle n’aurait pas assez de réflexes pour avoir le dessus. Il fallait trouver autre chose.
— Mâche bien, dit-il. Savoure. Je me suis donné du mal pour te préparer ce plat.
Tout en courant, Dark porta la main à son front. Du sang. Le sien ou celui du rasé – ou peut-être les deux. Il avait de l’avance : le rasé était temporairement hors circuit, affalé près des bagages au milieu des passagers affolés, eux qui étaient venus profiter du soleil et s’amuser à Los Angeles.
Dark franchit les portes et s’élança sur le trottoir en cherchant du regard la moindre portière ouverte. N’importe laquelle. Même un simple bus lui permettrait de distancer le rasé.
Derrière lui, il entendit des cris, suivis d’une détonation.